Politisation des objets du quotidien

 

Combes : On Liquide ! Qui n’a pas sa casserole ! Carte postale satirique, 1904. Collection privée.

Séminaire coordonné par Laurent Dedryvère (ICT, Université Paris-Cité), Emmanuel Fureix (CRHEC, Université Paris-Est Créteil), et Hélène Valance (InVisu, CNRS et INHA)

Séminaire en présentiel à l’INHA, 2 rue Vivienne, galerie Colbert, salle Walter Benjamin, 75002 Paris, les vendredis de 10h à 12h à l’exception de la séance du 12 décembre 2023, salle Georgio Vasari, de 14h à 17h.

 

> 24 novembre : Obsolètes

> 12 décembre : Ludiques

> 19 janvier : Détournés

> 2 février : Ménagers

> 9 février : Pain de guerre

> 22 mars : Casseroles

> 26 avril : Émancipateurs

> Bibliographie

Du cintre des féministes en lutte pour le droit à l’avortement au gilet jaune brandi du mouvement social éponyme, les objets du quotidien sont régulièrement investis d’une portée politique dont la puissance est parfois paradoxalement proportionnelle à leur banalité.

Le « tournant matériel » a fait émerger au cours des dernières décennies des recherches importantes, montrant comment des objets incorporent les relations sociales et les rapports de pouvoir, analysant la matérialité de la souveraineté mais aussi de sa contestation (Sorba, 2022). Les itinéraires intimement liés de certains biens de consommation courante comme le sucre ou le coton avec l’esclavage et le capitalisme mondialisé ont été exhumés (Mintz, Beckert), mais aussi leur inscription dans la lutte pour l’émancipation, par la pratique du boycott ou de l’achat éthique (Chessel).

La question des liens entre apparences (costume) et politique a également suscité d’assez nombreuses enquêtes depuis l’ouvrage de Richard Wrigley sur la Révolution française. Pour Leora Auslander, ce sont justement les révolutions atlantiques du XVIIIe siècle qui font véritablement entrer les objets en politique : elle montre qu’au-delà des symboles étatiques, ce sont jusqu’aux éléments les plus banals qui se voient chargés de valeur politique (Auslander, 2009). De la même manière, ce sont les objets productifs les plus ordinaires, mais détournés de leur fonction, qui peuvent en temps de grève se transformer en « objets désobéissants ».

Partant de ce constat, ce séminaire entend se concentrer sur la politisation des objets du quotidien, prolongeant notamment les travaux amorcés dans le récent ouvrage collectif Everyday political objects. From the Middle Ages to the Contemporary World (Fletcher), en restreignant son champ aux époques moderne et contemporaine. Plutôt que d’examiner les objets appartenant aux élites du pouvoir, comme les cadeaux diplomatiques, il prend délibérément le parti de considérer les objets du « commun » (au sens de commonplace), qui traversent les vies ordinaires. On s’attachera à envisager principalement les objets de la sphère privée et domestique, en laissant de côté les objets publics, comme la statuaire, et les objets dont la destination première est manifestement politique.

En considérant des objets issus principalement de la sphère domestique, on s’interrogera sur la manière dont la matérialité de la vie courante et le politique s’interpénètrent et se transforment mutuellement à travers des objets hybrides. La dénonciation, à travers certains objets, des rapports de domination (notamment de genre) qu’ils contiennent, est un exemple de cette hybridation. La destination première des objets peut aussi être subvertie par l’usage politique qui en est fait : la visibilité littérale apportée par le gilet jaune devient ainsi un instrument de reconnaissance pour une catégorie qui se pense comme invisible (Fletcher et al, 2021). On examinera les pratiques qui se forgent autour de ces objets, et toutes les formes de réemploi et de détournement qui les accompagnent, notamment en contexte colonial (Hazareesingh et Maat 2015), mais aussi dans le monde du travail (Kosman, 2019).

On pourra, dans cette perspective, s’attacher à décrire le parcours de vie de certains objets et le cycle de leurs usages politiques parfois multiples et contrastés. La marque de vêtements Fred Perry doit ainsi, à la fin des années 2010, défendre son image contre l’usage que les Proud Boys fait de l’un de ses polos, devenu uniforme du mouvement suprémaciste blanc aux Etats-Unis. Ces questionnements pourront se prolonger dans l’étude des rapports qui s’instituent entre les objets et les corps dans ces formes de politisation, en envisageant notamment les objets participant des combats antiracistes ou des premières luttes féministes (Macy 2011, Strange et Brown 2002). On examinera enfin l’agentivité spécifique de ces objets (Gell, Bennett), qui semble redoublée par le caractère en apparence anodin et a-politique des objets concernés, ainsi que leur capacité mobilisatrice et identitaire.

Le séminaire accueille des chercheuses et chercheurs issu.e.s de disciplines variées et spécialisé.e.s dans des périodes et aires géographiques diverses. Il est ouvert à toutes et à tous.

 

24 novembre 2023

Résister à l’obsolescence des biens domestiques : des consommateurs contre les prescriptions du monde marchand et de l’entourage

INHA, salle Walter Benjamin, 10h-12h

Julie Madon, SciencesPo Paris

Les individus peuvent faire en sorte que leurs biens domestiques durent dans le temps, qu’ils soient actifs ou passifs dans cette démarche. Pour mettre en œuvre ces “pratiques de longévité”, qui vont de l’achat durable à la revente en passant par la maintenance, ils doivent résister à deux séries de prescriptions. Le monde marchand, d’abord, contraint les usages (notamment la réparation) par le discours et la conception technique des produits. L’entourage personnel, ensuite, attribue des rôles genrés autour des objets et peut stigmatiser les pratiques de longévité. Les individus négocient alors ces dernières par un système de “ruses” (De Certeau, 1990) et de justifications.

#1

12 décembre 2023

Jeux d’images (XIXe – XXIe siècles)

INHA, salle Georgio Vasari, 14h-17h
Séance commune avec le séminaire
InVisu L’Expérience des images

Matthieu Letourneux, université Paris Nanterre

Hélène Valance, InVisu-INHA

Cette séance examinera les phénomènes d’engagement politique (au sens très large du terme) suscités par les images et objets à vocation ludique. Les intervenants de la séance examineront diverses formes de mobilisation par le jeu, à travers des objets variés, des jeux de société et jouets représentant l’actualité politique jusqu’aux jeux-concours illustrés diffusés par les magazines à destination de la jeunesse au XIXe siècle et au début du XXe siècle.

 

#2

19 janvier 2024

Détourner les objets du quotidien dans les luttes de femmes de classes populaires au XXe siècle

INHA, salle Walter Benjamin, 10h-12h

Fanny Gallot, université Paris-Est Créteil

 

Produits du travail, vêtements, ou objets liés au travail domestique, les femmes de classes populaires mobilisées – en tant que professionnelles ou travailleuses domestiques non rémunérées (mères et/ou épouses) – ont recourt à des objets de leur quotidien pour tantôt rendre visible leur contestation, tantôt occuper le temps gréviste (tricot). On reviendra ici sur les usages de ces objets plus ou moins détournés de leur fonction initiale,  envisagés au prisme du genre et de la classe pour appréhender l’implication des femmes dans les luttes, à partir d’une analyse des corpus de photographies, notamment du journal L’Humanité.

 

#3

2 février 2024

« I do want some new carpets as I can never shake mine again » Tapis et ménage dans les intérieurs abolitionnistes aux États-Unis, 1830-1865

INHA, salle Walter Benjamin, 10h-12h

Hélène Quanquin, université de Lille

L’espace domestique fut central dans le développement de l’abolitionnisme aux États-Unis des années 1830 à la guerre de Sécession. S’il constitue le centre d’un système de soutien face aux attaques ainsi que d’une consommation éthique, il est aussi un lieu d’organisation du mouvement. Cette communication s’intéressera à « l’abolitionnisme domestique » au prisme d’un objet emblématique des intérieurs de l’époque, le tapis, et d’un acte, le ménage. Les allusions aux « tapis » (carpets) sont nombreuses dans les correspondances des militantes, que ce soit comme objets décoratifs ou utilitaires, comme marqueur social, ou encore comme cause de frustration lorsqu’ils sont trop usés ou recouverts d’écrits militants comme c’est le cas chez Helen Benson et William Lloyd Garrison. Elles nous permettent de réfléchir à la question des maisons abolitionnistes comme lieux de production d’idées et pratiques militantes et du rôle central joué par les femmes dans ces processus.

#4

9 février 2024

Le pain de guerre en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale : une histoire d’émotions et de privations

INHA, salle Walter Benjamin, 10h-12h

Nina Régis, université de Toulouse Jean Jaurès

Cette communication portera sur les habitudes de consommation alimentaire en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale, dans un contexte marqué par les privations et le rationnement. Elle se concentrera sur les émotions individuelles et collectives suscitées par une denrée de base, le pain, au-delà du seul sentiment de la privation, en particulier sur la place qu’il occupe dans l’imaginaire national. Nous analyserons ainsi les objets du quotidien servant à la découpe et à la conservation de cet aliment, mais aussi toute l’imagerie qui lui est associée, en particulier les très nombreuses cartes postales représentant le pain de guerre

#5

22 mars 2024

La casserole, objet politique ? Du charivari à la casserolade

INHA, salle Walter Benjamin, 10h-12h

Emmanuel Fureix, Université Paris-Est Créteil

Objet domestique par excellence, la casserole a fait une entrée tonitruante dans les manifestations contemporaines de colère populaire (ou casserolades). Elle était de fait très présente, déjà, dans les charivaris politiques du XIXe siècle, qui retiendront ici notre attention. Ces rites protestataires nocturnes, faits de bruit et de fureur, visaient à humilier publiquement, sous ses fenêtres, un adversaire politique. De quoi la casserole est-elle alors le nom, dans des rites très masculins et très éloignés des pratiques culinaires? C’est une autre histoire politique de la casserole qui s’esquisse alors, enracinée dans des pratiques et des imaginaires de la souveraineté populaire aujourd’hui oubliés. La casserole, au côté d’autres objets, a contribué à façonner un espace original de vigilance et de jugement civiques.

#6

26 avril 2024

Des objets émancipateurs… pour qui ? Dispositifs anticonceptionnels féminins et rapports de genre (France, tournant XIXe-XXe siècles)

INHA, salle Walter benjamin, 10h-12h

Pauline Mortas, université Paris 1

À la fin du XIXe siècle apparaissent divers objets anticonceptionnels féminins : injecteurs, insufflateurs, pessaires et condoms féminins en caoutchouc ou encore ovules spermicides. En se penchant sur les descriptions qu’en font les catalogues commerciaux, cette communication met en lumière les ambiguïtés de ces dispositifs : s’ils sont présentés comme des moyens d’émanciper les femmes en leur permettant de maîtriser de manière autonome leur fécondité, ils sont aussi pensés comme des manières d’améliorer l’expérience sexuelle masculine en transférant le travail contraceptif aux femmes. Leur étude nourrit donc l’histoire des rapports de genre intimes et des enjeux de pouvoir qui s’y nouent.

#7

Bibliographie

  • Arjun Appadurai, “Introduction,” in The Social Life of Things, New York, 1986, p. 3-62
  • Leora Auslander, Cultural Revolutions: The Politics of Everyday Life in Britain, North America and France. New York: Berg, 2009
  • Gil Bartholeyns et Manuel Charpy, L’Étrange et Folle Aventure du grille-pain de la machine à coudre et des gens qui s’en servent. Paris: Premier Parallèle, 2021.
  • Sven Beckert, Empire of Cotton. A Global History. New York: Knopf, 2014
  • Jane Bennett, Vibrant Matter. A political Ecology of Things. Chapel Hill: Duke University Press, 2010.
  • Marie-Emmanuelle Chessel, « Du sucre, des robes, de la sueur et des larmes. Une approche historique de l’éthique de l’achat », Sociologie du travail, janvier-juin 2022, vol. 64, n°1-2.
  • Ariane Fennetaux, Anne-Marie Miller-Blaise et Nancy Oddo, (dir.). Objets Nomades : Circulations Matérielles Appropriations Et Formations Des Identités À L’ère De La Première Mondialisation XVIe XVIIIe Siècles. Turnhout: Brepols, 2020.
  • Christopher Fletcher (dir.), Everyday Political Objects. From the Middle Ages to the Contemporary World. Londres: Routledge 2021
  • Sandip Hazareesingh et Harro Maat (dir.), Local Subversions of Colonial Cultures: Commodities and Anti-commodities in Global History, Londres: Palgrave, 2015
  • Alfred Gell, Art and Agency: An Anthropological Theory, Oxford, 1998.
  • Robert Kosman, Sorti d’usines, La « perruque », un travail détourné, Syllepse, 2019
  • Sue Macy, “The Devil’s Advance Agent,” American History, October 2011, 42-45
  • Sidney Mintz, Sweetness and Power. The Place of Sugar in Modern History. New York: Penguin, 1985
  • Carlotta Sorba, « Faire de l’histoire du politique avec les objets. Trajectoires et enjeux actuels », Revue d’histoire culturelle, XVIIIe-XXIe siècles, 2022/4
  • Lisa S. Strange et Robert S. Brown, “The Bicycle, Women’s Rights, and Elizabeth Cady Stanton,” Women’s Studies 31, no. 5 (2002): 609-626.
  • Richard Wrigley, The Politics of Appearances: Representations of Dress in Revolutionary France Oxford and New York: Berg, 2002.

       

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