L’oeuvre de Jules Bourgoin, une pensée de l’ornement

De l’Orient à la « Graphique », Jules Bourgoin (1838-1908), une pensée de l’ornement dans l’orbite de l’École des beaux-arts

Architecte formé dans l’atelier Constant-Dufeux, « dessinateur de premier ordre » selon son élève et compatriote René Binet, Jules Bourgoin a consacré l’essentiel de son existence à dessiner et penser l’ornement, en particulier « arabe ». Son œuvre s’est nourrie de longs séjours au Moyen-Orient : trois années en Égypte au service du ministère des Affaires étrangères (1863-66), une mission scientifique à Damas en 1874-1875, une seconde résidence au Caire entre 1881 et 1884, en qualité de premier pensionnaire du futur Institut français d’archéologie orientale.

Ses relevés et son travail théorique ont donné lieu à la publication de sept ouvrages, dont plusieurs grands recueils illustrés. Ils ont également fourni matière à des cours professés à l’École des beaux-arts en 1877-1879, puis en 1885 – interrompus faute d’auditoire suffisant. Les dernières années de sa vie sont consacrées à établir une nouvelle science, la « Graphique », ou « science de l’écriture figurative », objet d’un traité en trois volumes publiés entre 1901 et 1905. Jules Bourgoin a également projeté la création d’une revue Mémorial des arts.

Jules Bourgoin, Planches dessinées pour ses études sur les arts arabes, 1873, dessin à l’encre, Bibliothèque nationale de France

Source : Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, 4-HD-77

Jules Bourgoin, Première page d’un Coran écrit par ordre du sultan Chaaban (1363-77), Bibliothèque de l’INHA

Une approche originale

Bénéficiant du soutien de l’administration (par le biais de souscriptions, subventions et secours), grâce à l’appui indéfectible de Xavier Charmes, patron des missions au ministère de l’Instruction publique, Bourgoin a mené une réflexion qui s’est développée pour l’essentiel dans l’orbite, bien qu’en marge, de l’institution académique (École des beaux-arts, Académie des inscriptions et des belles-lettres, Sorbonne). Si au départ l’œuvre de l’architecte possédait une dimension appliquée qui était de fournir des modèles à l’art industriel, cet aspect a été très vite abandonné au profit d’une dimension plus fondamentale (faire œuvre scientifique par une théorie de la forme) et didactique (une nouvelle méthode d’enseignement du dessin).

Jules Bourgoin, dessin – Éléments de décor peint d’une maison, Damas, Bibliothèque de l’INHA

Les archives

L’œuvre de Jules Bourgoin a été pour partie financée, à partir de 1890, par la vente de ses dessins et de ses papiers privés. Les originaux du Précis de l’art arabe, sont entrés en 1891 à la Bibliothèque nationale de France, 1200 dessins ont été achetés en 1892-1893 par la bibliothèque de l’École nationale des beaux-arts, treize cartons de notes, carnets, calques et dessins ont rejoint les collections de Jacques Doucet (bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art) après la mort de l’artiste. Les archives des missions (Archives nationales) conservent de nombreuses traces de son activité. Cette masse documentaire, inédite à ce jour, permet de suivre l’évolution de préoccupations et de curiosités artistiques et scientifiques, comme la fabrique d’une théorie de la forme, dans la mouvance architecturale à la fin du XIXe siècle. L’entreprise de Bourgoin, encouragée dès 1866 par Viollet-le-Duc, rappelle celle d’Émile Reiber (1826-1893). Cet architecte, dessinateur industriel, publiciste (il fonde en 1861 le périodique L’art pour tous, recueil d’objets d’art de toutes périodes et provenances géographiques) est l’auteur d’un Alphabet des formes produit à l’occasion de l’Exposition universelle de 1878. Les dessins d’école de Bourgoin suggèrent en outre une fréquentation précoce et assidue de la Flore ornementale de Ruprich-Robert (à moins qu’il ne s’agisse d’une contribution directe au recueil paru en 1867 ?), ses notes conservent des références aux interprétations ethnicisantes chères à Gobineau et Viollet-le-Duc, ou encore la trace de son intérêt pour l’héraldique (pour ses taxinomies et les règles de composition géométrique des blasons).

De l’étude de l’ornement à la « Graphique »

Après de multiples tâtonnements (il se passionne un temps pour la passementerie), Bourgoin analyse l’ornement comme un régime d’abstraction irréductible à la seule géométrie, et qu’il saisit dès lors comme une forme de langage et d’écriture. Ce point de vue l’amène de proche en proche à l’idée d’inventer la « Graphique », « langue et science des figures », « de la notation figurée », dont « le fondement essentiel est la mise en attitude de la droite » et dont il entreprend d’établir un traité « alphabétique » et « syntactique ». Ce basculement de perspective est le fruit de lectures nombreuses, dûment consignées dans ses papiers, et en particulier de l’œuvre du philosophe et mathématicien Augustin Cournot (1801-1877), qu’il revendique comme maître absolu.

Son vagabondage disciplinaire le conduit également à emprunter aux sciences naturelles (les symétries cachées de la nature étudiées par le botaniste Charles Fermond), à la chimie (la chromatographie et la taxéométrie, techniques d’analyse et de mesure), à la linguistique (la glossologie), etc. Il trouve chez le philosophe et musicologue Lionel Dauriac, confirmation que : « la grande influence qui agit en musique aussi bien qu’ailleurs sur la succession des formes, ce n’est ni celle de la « Race », ni celle du « Milieu », ni celle du « Moment », mais c’est l’influence des oeuvres sur les oeuvres » (1897).

Les travaux de Bourgoin ont eu une postérité variée. On lui prête une influence décisive sur l’œuvre de René Binet (porte à l’Exposition universelle de 1900, les Esquisses décoratives). Ses recueils d’ornement islamique ne semblent pas être devenus des classiques des bibliothèques d’atelier de l’École des beaux-arts. Ils ne figurent pas dans celles des ateliers André, Pontremoli, Beaudoin ou Arretche mais on les retrouve chez des architectes qui y furent formés dans ces mêmes années, comme Henry Hobson Richardson (1838-1886), élève américain de l’atelier André en 1859-1862. Ses écrits étaient connus d’auteurs de grammaires ornementales (Grasset), ou des architectes-théoriciens (Lurçat). Riegl fait allusion à plusieurs reprises dans ses Questions de style (1893) aux recherches de Bourgoin. Ses planches ont été utilisées par des ébénistes (Liberty & Co dans les années 1880) et des décorateurs (Frederick Church à Olana House, Louis Comfort Tiffany) anglo-saxons, ou pour l’enseignement de l’architecture en Egypte après 1897. Elles ont connu des rééditions américaines à partir des années 1970.

L’apport semble à première vue plus ténu dans le domaine de l’archéologie islamique, qui n’était pas au cœur des intérêts de Bourgoin : la plupart des éléments dessinés ne sont d’ailleurs pas précisément identifiés.

Jules Bourgoin, Marbres, pavements de l’église du Saint-Sépulcre (Jérusalem), Bibliothèque de l’INHA

Jules Bourgoin, Intérieur de l’ancien consulat de France, Damas (titre forgé) Intitulé de la chemise : « Damas 8 [album] (mq. 43) = 360 feuilles / (44 / Damas) ».

Jules Bourgoin, Planches dessinées pour ses études sur les arts arabes, 1873, dessin à l’encre, Bibliothèque nationale de France

Source : Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, 4-HD-77

Problématique du projet

L’étude systématique de l’œuvre dessinée et pensée de Bourgoin pose plusieurs ordres de questions, de portée plus générale, qui intéressent aussi bien l’histoire de l’architecture, des arts décoratifs, de l’archéologie et du goût, que celle des sciences et du livre :

 

  • l’approche des terrains extra-occidentaux, en l’occurrence les arts de l’Islam, en histoire et théorie de l’art à la fin du XIXe siècle en France,
  • la conceptualisation de l’art (en l’occurrence de l’ornement) à l’âge positiviste (emprunts aux théories développées en mathématiques ou sciences naturelles, recyclage de taxinomies mises au point dans d’autres domaines disciplinaires, etc.) et ses liens à la création,
  • les circulations internationales des démarches et des doctrines artistiques et architecturales au tournant du XXe siècle,
  • le renouvellement conceptuel et théorique des études sur l’art et l’architecture aux marges des institutions académiques, par le biais autodidacte.

Recherches envisagées 

Pour apporter des éléments de réponse précis à ces questions, des chantiers concrets pourraient être envisagés à moyen terme (passant par une campagne de numérisation des fonds…) :
– identification des monuments moyen-orientaux (du Caire, de Damas et de Jérusalem) dessinés par Bourgoin, collecte des mentions de ses relevés et références à ses ouvrages dans le champ de l’archéologie islamique, afin de mieux apprécier l’apport de son oeuvre à la connaissance de l’art oriental,
– reconstitution de ses lectures et curiosités, à partir des références consignées dans ses carnets et ses publications, afin d’établir l’appareil intellectuel de son oeuvre théorique,
– relevé des mentions dans des écrits critiques ultérieurs et récolement des exemplaires de ses ouvrages dans les catalogues de bibliothèques, au plan hexagonal, européen (voire international ?), afin de pouvoir apprécier la circulation de ses dessins et écrits.

Dans un premier temps, et à l’issue de la journée exploratoire qui s’est tenue le 7 février 2008 à l’INHA, date anniversaire du centenaire de la disparition de l’artiste, il a été décidé d’entreprendre l’indexation et la numérisation des quelque 1200 dessins conservés à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts. Ce travail conduira à expérimenter des éléments de méthode pour l’indexation du contenu des images et la mise en œuvre de rapprochements virtuels de groupes d’images.

Mise à jour du 01/10/2014 : les 1233 œuvres graphiques du fonds de la BINHA qui ont été numérisées, décrites et indexées pièce à pièce disponibles en ligne sur Agorha.

       

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